Il me manque le silence

Jérôme Girard 

Texte commandé par le Crédac, Ivry-sur-Seine pour TRAM-IdF pour le projet : Donner la parole, ne rien concéder


« Il me manque le silence, épais, lourd, tangible des salles noires de théâtre et de cinéma, ou celles, blanches, des musées et centres d’art. »

Il me manque le silence. Le silence épais, lourd, où même un rire comme le battement des ailes d’une mouche seraient une indécence. Ce silence tangible des salles noires de théâtre et de cinéma, ou celles, blanches, des musées et autres centres d’art. On se tait, on attend, ça arrive. On laisse la parole à d’autres.

Mais aujourd’hui, mes oreilles saignent, ne supportent plus le fracas d’un monde rendu fou, abîmées par le décompte glacial des malades, des morts, des disparus, par les messages qui tournent en boucle, par les sirènes incessantes qui passent dans les rues. Le monde n’est que babillages politiques, tumultes sanitaires, invectives hurlantes. Il n’y a plus que la nuit et le sommeil comme unique, bien que temporaire et solitaire, refuge, pour reposer mes tympans éreintés.

Car c’est un havre de paix, quand la porte se referme. Les bruits du monde sont étouffés, rejetés au loin. Nous entrons dans un espace autre et un autre temps. Celui de la contemplation, de la curiosité, de la remise en question. On entend ce silence, on s’y plonge. Un silence comme condition de l’écoute de soi, renouvelée par la contemplation des œuvres. Un silence dont la vibration discrète se délecte à plusieurs, qui ne se partage autrement, dans leurs propres registres, qu’aux messes, aux enterrements et dans les salles de classe. Une ambiance chargée de sens que jamais le virtuel ne pourra faire sentir.

Ce silence qui me paraît tantôt autoritaire, tantôt poisseux, quand, gardien au musée, j’attends patiemment sur ma chaise que les heures passent, et je regarde les regardeurs admirer les œuvres des autres, dans l’attente de retrouver les miennes. Cette sonorité muette de mes visites autrefois régulières – devoir volontiers accompli d’étudiant en école d’art –, respiration bienvenue dans le flux continu des informations, des images, des incitations, des jugements, des interrogations, des angoisses.

Ce silence, quelques fois feutré, religieux, glacial, respectueux, oppressant, péremptoire, n’en est pas moins essentiel. C’est un espace où se déplie la ritournelle de nos musiques intérieures, un temps où se déploie l’introspection, le doute et l’apprentissage par la confrontation à l’altérité. Comme une condition nécessaire à l’écoute réelle des autres et donc de soi, une pause dans l’agitation productiviste et efficace qui nous est imposée. Nous avons besoin d’« une chambre à soi », pourquoi pas d’« un silence pour soi » ?

Aujourd’hui c’est ce silence, si apaisant, dont je me languis. Celui où je peux enfin nous entendre et vous écouter. Retrouver ce silence, c’est faire acte de résistance. Quand la résilience imposée à tous ne suffit plus, retrouver le silence c’est crier haut et fort notre besoin de faire taire, pour un temps, le bruit éco-politico-technocrate qui sature nos oreilles à longueur de journée. C’est affirmer le pouvoir de ces petites salles, noires comme blanches, en tant que sanctuaires de la différence, de la curiosité, de l’esprit critique et du rêve.